Les grands évangiles du carême dans le cloître de Moissac
Les chapiteaux du cloître de Moissac nous accompagnent pendant le Carême où les évangiles du dimanche (année A) préparent les convertis au Baptême de la Sainte Nuit de Pâques.
Les trois tentations
Le tentateur s’approche de Jésus affamé, affaibli par son jeûne :
« Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. » –
« L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »
Alors le démon place Jésus au sommet du Temple de Jérusalem et lui dit :
« Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas. » –
« Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu
Le démon emmène Jésus sur une très haute montagne et lui fait voir tous les royaumes de la terre avec leur gloire :
« Tout cela je te le donnerai si tu te prosternes pour m’adorer. »
« Arrière, Satan ! car il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras et c’est lui seul que tu adoreras. »
Les moines bénédictins prononcent les trois vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté pour vivre l’évangile, de façon plus radicale, dans la vie religieuse. Tout chrétien doit rejeter les tentations, toujours présentes, de la tyrannie de l’argent , du pouvoir, du plaisir. Sans chercher une correspondance absolue dans ce triple programme, nous sommes invités à l’entrée du Carême, à vivre ce temps dans le jeûne (les pains) , la prière (tu adoreras) et l’aumône, le partage (pour que la justice sauve l’homme de la chute).
Jésus, sur trois faces du chapiteau, est vis à vis du démon toujours maigre et laid ; et quand il sort vainqueur du combat, il est réconforté par deux anges.
La transfiguration
Jésus parle avec Moïse et Elie, les deux grands témoins du Premier Testament. Ils représentent la Loi et les Prophètes et la bible nous parle des apparitions divines dont ils ont tous deux bénéficié. Trois apôtres privilégiés, Jean, Jacques et Pierre, sont les témoins de cette scène où Jésus apparaît comme étant lui-même Dieu, transfiguré, le visage brillant comme le soleil, ses vêtements d’une blancheur éclatante, auréolé de la nuée lumineuse signe de la Présence de Dieu.. C’est dans l’incandescence du BuissonArdent que Yavhé a révélé son nom à Moïse “JE SUIS CELUI QUI SUIS”.
Le Maître de Moissac donne à saint Pierre un rôle particulier, comme pour illustrer son cri de joie : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes. » D’un geste de la main, l’apôtre saisit la branche d’un arbre pour bâtir une cabane, afin d’abriter la vision, de la garder, de la faire durer. Une hutte de branchages pour Celui qui est venu “planter sa tente” parmi nous.
Sur la face ouest du chapiteau, les pieds des apôtres suggèrent leur démarche : il faut toujours retrouver nos plaines.
La descente de la montagne représente cette montée vers Jérusalem trois fois annoncée par Jésus dans chacun des trois évangiles synoptiques.
Quand Jésus prédit sa passion et sa mort, Pierre se récrie : « A Dieu ne plaise, cela ne t’arrivera jamais ! » Jésus, d’un geste de la main, repousse Pierre et le traite de Satan !… Cet éloignement est montré sur le chapiteau par la distance qui les sépare.
Détail significatif : le sculpteur montre les trois apôtres tenant sur le cœur le Livre de la Parole, car ils sont désormais appelés à la foi quand ils n’ont plus la vision : ils passent du voir au croire.
La face sud montre Jérusalem, la ville où Jésus se rend pour sa Pâque, pour passer de la Mort à la Résurrection. Et c’est ce dont il parlait avec Moïse et Élie, évoquant avec eux l’Exode qu’il devait accomplir en plénitude à Jérusalem.Pierre évoquera cette scène de la Transfiguration avec force et solennité, et avec quelque fierté : « Tant que je suis dans cette tente – c’est à dire :tant que je suis en vie – sachant que bientôt j’abandonnerai cette tente … je dois conserver pour vous ces souvenirs … Jésus Christ a reçu de Dieu le Père honneur et gloire quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aimé … Et cette voix, nous-mêmes nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte ! »(2 P 1/18)
La rencontre de Jésus avec une femme de Samarie
L’évangile du troisième dimanche de Carême (Jn 4)nous rapporte la rencontre et le long et beau dialogue de Jésus avec une Samaritaine, près du puits de Jacob, à l’heure de midi. Pour les catéchumènes comme pour tous les chrétiens qui vivront la bénédiction de l’eau baptismale durant la Veillée pascale, le mystère du Baptême est ici centré sur la personne du Christ.
La foi est avant tout une rencontre personnelle du Seigneur Jésus, comme c’est arrivé, de façon exemplaire, à cette femme venue là à une heure indue, étonnée par ce juif fatigué et assoiffé qui ose lui demander à boire. Pour les rabbins, “l’eau des puits de Samarie est plus impure que le sang des cochons”.
C’est l’occasion pour elle de parler religion, d’évoquer les querelles de clocher, de savoir s’il faut prier à Jérusalem ou ailleurs… Elle vient aussi avec ses problèmes de cœur, et les cinq maris, car le sixième conjoint n’est pas le bon, et le septième – le chiffre parfait- c’est Jésus, l’homme de sa vie, de sa vie éternelle, le Messie que juifs et samaritains, malgré leurs divisions , attendent ensemble.
Il est celui qui apaise toutes les soifs, qui comble tous les désirs, qui donne l’eau vive jaillissante pour l’éternité : “la Source apaisera ta soif, ta soif n’épuisera pas la Source” dit saint Ephrem.
Le chapiteau, il s’agit en fait d’un demi chapiteau engagé dans un pilier d’angle, se présente avec une symétrie recherchée. A gauche une porte, évidemment romane, évoque la ville de Sychar ; à droite se trouve le puits de Jacob bâti de pierres bien appareillées.
Le chapiteau est habité par six personnages répartis en deux groupes. Ce sont d’abord les trois apôtres de retour de la ville où ils sont allés chercher de la nourriture et Jésus leur dit alors que sa nourriture “c’est de faire la volonté du Père”. L’un d’eux, saint Pierre sans doute, manifeste l’étonnement du groupe en voyant Jésus parler à cette femme
Le second groupe est près du puits. Jésus parle à la Samaritaine, mais voici que le Maître de Moissac a placé près du Seigneur, un Ange dont l’évangile ne parle pas.
Nous savons que dans ce cloître “angélique”, la moitié des chapiteaux historiés nous fait rencontrer des anges même quand le texte sacré n’en fait pas mention.
Comment justifier la présence de ce messager du ciel avec ses ailes superbes, avec ce doigt levé ? Il n’est pas là pour “surveiller” Jésus mais peut-être pour “veiller sur” lui et rappeler qu’il est le Fils de Dieu, quand un dialogue d’une telle profondeur ne va pas sans créer une grande intimité. Les puits dans la Bible ont toujours été des lieux de rencontre où se sont nouées des idylles…
Sur la face nord, tout à droite, Jésus est face à la Samaritaine ; le doigt levé pour enseigner, il prononce les grandes formules qui habitent notre mémoire chrétienne :
« L’heure vient où il faut adorer le Père en esprit et en vérité. » … « Moi qui te parle, je suis le Messie. » … « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura plus jamais soif. » … « L’eau que je lui donnerai deviendra en lui source jaillissante pour la vie éternelle. » Origène dit : « Jésus a ouvert des puits quand il ouvrait les Ecritures. »
La femme écoute, tenant des deux mains la corde torsadée qui retient le seau posé sur la margelle du puits. Découvrant que celui qui lui parle est bien le Messie, elle court à la ville partager aux gens la Bonne Nouvelle mais, dans sa hâte, elle laisse là sa cruche. Le détail est savoureux : elle était porteuse d’eau, elle devient porteuse d’évangile, Jésus fait d’elle une militante !
La résurrection de Lazare
Les “très riches heures” du cloître de Moissac n’ont pas de chapiteau pour illustrer l’évangile du quatrième dimanche du Carême, la guérison de l’aveugle-né. Mais il nous présente comme une apothéose annonçant la Résurrection de Jésus, “le retour à la vie” de son ami Lazare, raconté au chapitre 11 de l’évangile de saint Jean et lu le cinquième dimanche.
Sur le chapiteau, Jésus est représenté à deux reprises, à l’angle de deux faces opposées, et dans la même attitude, debout, une main levée tandis que l’autre tient le Livre.
Il écoute d’abord la prière de Marie et de Marthe, les deux sœurs du mort agenouillées devant lui, les mains tendues dans une supplication ardente où pointe comme un reproche :« Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort. »
Péguy a parlé de la prière :
“comme les mains du suppliant qui s’avancent devant sa face et les larmes de sa face,
comme un bel éperon devant un pauvre navire,
comme cette pointe qui est la pointe même du vaisseau
et cette pointe qui vient, ce sont les deux mains jointes.”
Les deux faces nord et sud nous montrent les cortèges de mort ; d’un côté les deux sœurs qui vont au tombeau, de l’autre sont évoqués les nombreux juifs venus les consoler.
La face ouest est consacrée à la séquence essentielle, au miracle lui-même. Jésus, maître de la mort et de la vie, la main levée en signe d’autorité, commande au mort : « Lazare, viens dehors ! » L’évangile parle d’abord d’un ordre de Jésus demandant d’enlever la pierre car il s’agissait d’un tombeau, alors que le sculpteur de Moissac représente un sarcophage. Celui-ci d’ailleurs est bien modeste, sans aucun ornement, et surtout il est très petit et n’aurait jamais pu contenir celui qui surgit, grand et triomphant, dans la lumière et la joie de cette victoire sur la mort.
Une autre parole de Jésus est prise en compte par le sculpteur. Jésus dit en effet : « Déliez-le et laissez-le aller. » Un personnage est ici représenté ; il débarrasse le mort des bandelettes qui l’enserrent encore et l’empêchent de bouger. C’est sans doute le symbole de la participation de l’homme à l’œuvre de Dieu.
Le Mystère pascal, au cœur de la foi du chrétien, célèbre la Mort et la Résurrection du Seigneur. Le Baptême de la Nuit de Pâques que tout le Carême prépare, est mort au péché plongé et noyé dans les eaux, et il est relèvement et résurrection dans la source qui jaillit pour la vie éternelle
Texte et photos : P. Sirgant