Par l’Abbé Jean-Michel Poirier
« Le Règne de Dieu est tout proche » (Mc 1,15). L’évangile du 1er dimanche de Carême de cette année reprend pour partie celui du 3e dimanche du temps ordinaire. Mais alors que la péricope retenue alors intégrait l’appel des premiers disciples, situé par cet évangile après la proclamation initiale de Jésus, celle de ce premier dimanche de Carême lie cette première annonce au bref récit de la tentation de Jésus au désert. Juste après son baptême, « l’Esprit le pousse au désert » où il est « tenté par Satan ». Jésus commence donc par revivre en condensé l’expérience d’Israël dont il est issu : après le véritable baptême du peuple dans la traversée de la mer à sa sortie d’Égypte, celui-ci pérégrine quarante années dans le vaste désert. Cette traversée est à la fois expérience de grâce et temps d’épreuve. C’est ainsi que le Deutéronome relit ce temps fondateur pour Israël :
« Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant quarante années dans le désert ; le Seigneur ton Dieu te l’a imposée pour te faire passer par la pauvreté ; il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur : allais-tu garder ses commandements, oui ou non ? Il t’a fait passer par la pauvreté, il t’a fait sentir la faim, et il t’a donné à manger la manne – cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue – pour que tu saches que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. » (Dt 8,2-3)
Le livre des Nombres fournit une autre raison à la longueur de cette traversée : c’est du fait du manque de foi des fils d’Israël dans la capacité divine à leur permettre d’entrer et de vivre dans le pays de la Promesse (Nb 14,26-35). Le Deutéronome, lui, assure que ces quarante années furent un temps nécessaire pour éprouver la foi des fils d’Israël, c’est-à-dire la clarifier, la fortifier, la fonder et l’orienter vers sa juste fin qui est la vie divine elle-même.
Les quarante jours du Carême nous offrent ainsi l’opportunité, année après année, de creuser en nous le désir de Dieu et sa vie, de se mettre face à nos pauvretés moins pour nous en désoler que pour y accueillir la miséricorde de Dieu qui en fait des canaux de sa grâce, enfin pour « manger la Parole » comme nourriture essentielle et quotidienne. Sans cela, il n’est pas possible de participer en vérité à l’œuvre évangélique autant constituée de paroles que d’actes. Nous ne le faisons pas seul : Jésus est avec nous et nous guide plus sûrement encore que Moïse les fils d’Israël.
Pendant ce temps, Jésus « vivait parmi les bêtes sauvages » (Mc 1,13). Il accomplit ainsi l’un des aspects de l’évangile isaïen de l’Emmanuel (Is 11,6-8), surmontant l’hostilité qui peut marquer les relations entre l’humain et les êtres vivants qu’il ne maîtrise pas (Gn 3,15). Il manifeste surtout que sa foi lui permet de vivre dans un milieu habité par le mal (Satan). L’évangile de Marc n’en dit pas plus : Matthieu et Luc se chargeront de développer le contenu de ce combat. Marc préfère passer aussitôt au sens même de la mission de Jésus : inaugurer l’advenue du Royaume de Dieu sur terre. Tout l’évangile peut alors se déployer, en commençant par la mer de Galilée (1,16-19) et Capharnaüm (1,20-35).
Pour ceux qui entendent la proclamation et veulent suivre Jésus, il faut consentir à la conversion et croire que le Royaume est là, à portée de main (1,15). Le combat que Jésus a mené au désert en est, pour eux aussi, une étape nécessaire, à souvent renouveler tant il est vrai que Satan rôde toujours et que le péché nous colle aux basques. Mais l’évangile de Marc nous assure que ce combat n’est pas mené seul : parce qu’il l’a vécu juste avant de procla-mer la Bonne nouvelle, Jésus y retrouve ceux qui accueillent cet Évangile et demandent à le suivre, afin qu’ils surmontent le mal pour combattre avec lui pour le bien, la guérison, la solidarité, le partage, en un mot bâtir une civilisation de l’amour.